Appel à contributions : Discours de haine et émotions : enjeux idéologiques et épistémologiques
21-23 mai 2025
Université Grenoble Alpes
Les dernières années ont été marquées par la publication d’un grand nombre de travaux sur le discours de haine en sciences humaines et sociales (Bianchi 2021, Droin 2018, Monnier et al. 2021, Petrilli 2020). En sciences du langage, l’accent a principalement été mis sur la mise en mots de la haine (Moïse et al. 2021), sur les stratégies argumentatives et rhétoriques auxquelles ont recours les locutrices et locuteurs (Hart 2021, Micheli 2010, Reisigl et Wodak 2015, Vernet et Määttä 2023), sur la performativité des discours de haine et sur leurs conséquences sociales (Määttä 2023), le tout en tenant compte des rapports de groupes (Baider et Constantinou 2020, Balinaro et Hughes 2020), de leurs dimensions idéologiques et des contextes d’énonciation (Longhi et Vernet 2023, Retta 2023). Au regard des travaux relevant d’autres disciplines (entre autres Delaplace 2009, Moïsi 2009, Négrier et Faure 2017), la question des émotions en lien avec le discours haineux apparaît moins documentée en sciences du langage. Si la dimension pathémique a fait l’objet de certaines études, notamment en tant que caractéristique définitoire des discours de haine directe (Lorenzi Bailly et Moïse 2021), le rôle et la place des affects dans l’analyse du discours de haine et dans sa catégorisation restent à approfondir.
La haine, comme « passion triste » (Spinoza 1677 [2007]), est portée par des émotions – colère, peur, dégoût, honte, ressentiment, entre autres – qui sont adressées vers un ou une autre (devenu·e objet de la haine) et activées par des blessures, entre histoires individuelles, contextes sociopolitiques et conflits idéologiques. Ces émotions traversent alors des haines qui s’expriment en discours selon différentes modalités (Lorenzi Bailly et Moïse 2023). Les émotions peuvent se manifester à travers des « énoncés d’émotion » (Plantin 2011) qui disent directement ce qui est ressenti (« je suis atterré·e ») de façon axiologique (« c’est révoltant ») voire « volcanique » (Beebe 1995) ou « non contenue » (Culperer 2011) à l’égard d’autrui.
D’une autre façon, l’expression pathémique dans les discours, qui va pousser celui ou celle qui prend la parole à provoquer colère, mépris ou pitié, permet de faire circuler la haine, voire de l’amplifier. Les émotions se disent aussi par les mises en récit d’un événement (Rimé 2009) qui visent à partager ce qui ne peut être retenu dans des réactions vives où s’expriment indignations et oppositions, mais aussi injustices et inégalités. Le discours de haine questionne alors ce qui est au centre des préoccupations sociales.
Adoptant une perspective critique (Guedj et al. 2022), ce colloque souhaite poursuivre le questionnement du lien entre discours de haine et émotions en en interrogeant la portée sociale et idéologique, mais également l’articulation des dimensions individuelle et collective de la haine. Dans un temps de tensions politiques et sociales d’une part, et, d’autre part, dans un système néolibéral qui valorise certaines formes d’extimité (Tisseron 2011), en quoi, comment et selon quelles modalités les émotions participent-elles à la construction des discours de haine ? Quels sont les discours pris par la haine, par qui sont-ils portés et dans quelles visées ? Si l’on admet que ce ne sont pas les affects eux-mêmes qui circulent, mais les objets auxquels ils sont attachés (Ahmed 2014), quel est le rôle des émotions dans les phénomènes de circulation du discours de haine et quelles en sont les conséquences ?
Finalement, que disent ces discours sur les changements (sociaux et idéologiques) en cours et à partir de quelles manifestations émotionnelles ?
Ce colloque souhaite également interroger les implications émotionnelles du recours à l’étiquette de « discours de haine ». Quelle est la charge idéologique de cette appellation ? Que peut susciter son utilisation ? Que lui fait-on dire et dans quels intérêts ? Puisque cette étiquette est aussi manipulée par la communauté scientifique, ces mêmes questions semblent aussi importantes à poser au regard de nos pratiques de recherche, et plus largement au regard des pratiques de l’ensemble des protagonistes qui la mobilisent.
Les contributions pourront s’inscrire dans un ou plusieurs des axes suivants :
Axe 1. Émotions dans le discours
Ce premier axe souhaite réunir des travaux œuvrant à la compréhension des manières dont les affects façonnent le discours de haine. Dans quelle mesure l’étude des émotions se révèle pertinente pour comprendre et identifier la haine en discours et ses processus sociaux et idéologiques sous-jacents ? Quelles sont les différentes façons d’aborder et de saisir les émotions en discours ? Quelles articulations épistémologiques avec d’autres notions de l’analyse du discours (idéologie, narrativité, circulation, etc.) ? Comment prendre en compte la diversification des formes d’expression des émotions et leur caractère plurisémiotique (image animée ou non, vidéo, émoticône, etc.) ? Quelles articulations discours/image ces nouvelles pratiques imposent-elles à l’analyste ? Finalement, comment de cette interaction se construit la charge haineuse des discours ?
Axe 2. Émotions, politique et idéologies
Nous vivons dans une époque qui valorise l’expression des émotions et opinions de tout un chacun – politiques ou autres –, et où les personnalités politiques ont la possibilité d’entrer en interaction directe avec leurs partisan·es et leurs opposant·es, notamment sur les réseaux sociaux. Dans ce contexte, nous nous interrogeons sur la manière dont ces émotions participent de manifestations extrêmes d’exclusion, de minorisation et de discrimination, entre expression et mise en scène de soi. Comment l’analyse des émotions en discours permet-elle de mieux saisir comment se façonnent et se polarisent les opinions et positionnements idéologiques ? Plus fondamentalement, en quoi l’acte d’énonciation haineux, d’où qu’il vienne, est ou fait politique ? Inversement, quelles sont les conditions et contraintes pour qu’un acte d’énonciation politique fasse discours de haine ? Pour aller plus loin, quelles sont les conditions et contraintes qui arbitrent la confrontation entre liberté d’expression et volonté politique de cerner et réguler le discours de haine ? Et comment, parfois, une telle notion peut être instrumentalisée dans la sphère médiatique et politique ?
Axe 3. Dimension épistémologique et réflexive
Travailler sur un objet sensible et chargé émotionnellement comme le discours de haine oblige les analystes à s!interroger sur leurs responsabilités (morales, politiques, scientifiques) et sur leur engagement. De fait, qualifier de haineux un discours pour ensuite l!analyser et en faire émerger les mécanismes procède d!un choix qui, bien que s!appuyant généralement sur des critères précis (juridiques, linguistiques, etc.), témoigne d!un certain positionnement. De même, les visées de l!analyse, par exemple proposer un contre-discours ou un discours alternatif, intervenir dans l!espace public ou offrir des formations, rendent compte de la volonté des chercheuses et des chercheurs, de leur engagement et, parfois, de leur militance. Ce troisième axe accueillera les communications consacrées à la dimension réflexive de l’analyse du discours de haine et au rapport des analystes à leur objet. Comment s!interroger sur notre propre pratique de chercheuses et de chercheurs ? Comment concilier la part émotionnelle qui accompagne toute recherche, particulièrement sur des terrains sensibles, et la volonté d!une certaine objectivation des discours analysés ? Entre distanciation, engagement et militance, quel est le rôle des chercheuses et des chercheurs qui travaillent sur les discours de haine ?
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Modalités des contributions :
Langues de communication : français, italien, anglais. Les propositions de communication devront être déposées avant le 15 octobre 2024, sur la
plateforme de l’événement (https://draine.sciencesconf.org/). Les décisions seront communiquées en décembre 2024 et le programme du colloque sera diffusé début 2025.
En plus des propositions de communications individuelles, les propositions de panels thématiques sont encouragées. Les résumés devront contenir 350 mots et 5 références
maximum ; pour les panels, en plus du résumé général, chacune des communications qui le compose devra être brièvement présentée (titre + 200 mots). Toutes les propositions feront
l’objet d’une double évaluation à l’aveugle par des membres du comité scientifique. Le comité d’organisation, en accord avec les responsables des panels, se réserve le droit d’ajouter des communications pensées au départ comme individuelles au sein d’un panel, par souci de cohérence thématique.
Les communications retenues dureront 20 minutes, suivies de 10 minutes d’échange.
Le colloque aura lieu exclusivement en présentiel.
Comité d’organisation
Geneviève Bernard Barbeau (Université du Québec à Trois-Rivières)
Claire Hugonnier (Université Grenoble Alpes)
François Le Foll (Université Savoie-Mont-Blanc)
Julien Longhi (CY Cergy Paris Université)
Simo Määttä (Université de Helsinki)
Claudine Moïse (Université Grenoble Alpes)
Samuel Vernet (Aix-Marseille Université)
Comité scientifique
Francesco Attruia (Université de Pise)
Clément Benelbaz (Université Savoie-Mont-Blanc)
Claudia Bianchi (Université Vita-Salute San Raffaele)
Mélanie Buchart (Université de Helsinki)
Maria Constantinou (Université de Chypre)
Helcira Maria Rodrigues de Lima (Université Fédérale de Minas Gerais)
Gabriel Fernandino (Université Fédérale de Minas Gerais)
Béatrice Fracchiolla (Université de Lorraine)
Stéphanie Galligani (Université Grenoble Alpes)
Francis Grossmann (Université Grenoble Alpes)
Marie-Laure Guilland (Université Grenoble Alpes)
Rolf Kailuweit (Université Heinrich Heine de Düsseldorf)
Hanane Karimi (Université de Strasbourg)
Dominique Lagorgette (Université Savoie-Mont-Blanc)
Silvia Modena (Université de Modène)
Laurène Renaut (Aix-Marseille Université)
Laurence Rosier (Université libre de Bruxelles)
Agnès Tutin (Université Grenoble Alpes)
Stefano Vicari (Université de Gênes)
Bibliographie
Ahmed, S. (2014). The Cultural Politics of Emotion. 2e éd. Cambridge : Cambridge University Press.
Baider, F. et Constantinou, M. (2020). Covert hate speech: A contrastive study of Greek and Greek Cypriot online discussions with an emphasis on irony. Journal of Language Aggression and Conflict, 8(2), 262–287.
Balinaro, G. et Hughes B. (dir.). 2020. Homing in on hate : critical discourse studies of hate speech, discrimination and inequality in the digital age. Naples : Paolo Loffredo Editeur.
Beebe, J. (1995). Basic Concepts and Techniques of Rapid Appraisal. Human Organization, 54(1), 42-51.
Bianchi, C. (2021). Hate speech. Il lato oscuro del linguaggio. Bari : Editions Laterza
Culperer, J. (2011). Impoliteness: Using language to cause offence. Cambridge : Cambridge University Press.
Delaplace, M. (2009). Les discours de la haine. Récits et figures de la passion dans la cité. Villeneuve d’Asc : Presses universitaires du Septentrion.
Droin, N. (2018). L’appréhension des discours de haine par les juridictions françaises : entre travail d’orfèvre et numéro d’équilibriste. La revue des droits de l’homme, 14, 203-218.
Guedj, R., Him-Aquilli, M., Nossik, S. et Noûs, C. (2022). Le langage enragé. Resémantiser la critique en sciences sociales du langage. Semen, 50(2), 11-22.
Hart, C. (2021). Animals vs. armies: Resistance to extreme metaphors in anti-immigration discourse. Journal of Language and Politics, 20(2), 226–253.
Longhi, J. et Vernet, S. (2023). Quelle place pour les réseaux sociaux numériques dans la production et la circulation des discours de haine ? Réseaux, 241(5), 2023, 11-35.
Lorenzi Bailly, N. et Moïse, C. (dir.) (2023). Discours de haine et de radicalisation. Les notions clés. Lyon : ENS Éditions.
Lorenzi Bailly, N. et Moïse, C. (dir.) (2021). La haine en discours. Bordeaux : Le Bord de l’Eau.
Määttä, S. (2023). Linguistic and Discursive Properties of Hate Speech and Speech Facilitating the Expression of Hatred: Evidence from Finnish and French Online Discussion Boards. Internet Pragmatics 6(2), 156–172.
Määttä, S. et Vernet, S. 2023. Reacting to Homophobia in a French Online Discussion: The Fuzzy Boundaries between Heteronormativity and Homophobia. Discourse & Society 34(5), 617–635.
Micheli, R. (2010). L’émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans le débat parlementaire français. Paris : Éditions du Cerf.
Moïse, C., Guellouz, M., Hugonnier, C., et Lorenzi Bailly, N. (2021). Circonscrire le discours de haine numérique. Processus argumentatifs, idéologies et mémoires discursives. Tranel, 75, 41-60.
Moïsi, D. (2009). La géopolitique des émotions. Paris : Flammarion.
Monnier, A., Seoane, A., Hubé, N. et Leroux, P. (dir.) (2021). Discours de haine dans les réseaux socionumériques. Mots. Les langages du politique, 125.
Négrier, E. et Faure, A. (2017). La politique à l’épreuve des émotions. Rennes : Presses universitaires de Rennes.
Plantin, C. (2011). Les bonnes raisons des émotions. Principes et méthode pour l’étude du discours émotionné. Berne : Peter Lang.
Petrilli, R. (dir.) (2020). Hate Speech. L’odio nel discorso pubblico. Politica, media, società. Rome : Round Robin.
Retta, M. (2023). A pragmatic and discourse analysis of hate words on social media. Internet Pragmatics, 6(2), 197–218.
Reisigl, M. et Wodak, R. (2015). The Discourse-Historical Approach. Dans R. Wodak & M. Meyer, Methods of Critical Discourse Studies, 87-121. London : SAGE Ltd.
Rimé, B. (2009). Le partage social des émotions. Paris : Presses universitaires de France.
Spinoza, B. (1677 [2007]). L’Éthique. Paris : Gallimard.
Tisseron, S. (2011). Intimité et extimité. Communications, 88, 83-91.