LINGUISTIQUE DE L’ÉCRIT
https://linguistique-ecrit.org/
« Quelles approches linguistiques de l’orthographe, d’hier à aujourd’hui ? »
Appel à contribution
Jacques DAVID
CY Cergy Paris Université – Laboratoire Héritages (UMR 9022 – CNRS)
Claire DOQUET
Université de Bordeaux – Lab-E3D Épistémologie et Didactique des Disciplines
Le prochain numéro de la revue Linguistique de l’écrit propose un dossier thématique sur l’orthographe du français afin de dresser un état des lieux des connaissances cumulées et accessibles dans les différents paradigmes des sciences du langage. Il semble en effet important de clarifier ces connaissances dans un contexte de débats aujourd’hui réactivés sur l’orthographe, notamment sous l’angle de sa réforme, une réforme qui pour les uns apparait nécessaire et pour les autres inenvisageable (cf. l’opuscule des linguistes atterrés, Le français va très bien, merci et l’article du Monde de C. Cini, tous deux parus en 2023, mais aussi la journée d’études de l’Association des Sciences du Langage le 22 mars 2024 « Comment peut-on (encore) s’opposer à une réforme de l’orthographe? »). Mais, au-delà de l’idée même de réforme – ou de rectifications plus ou moins profondes –, nous devons décrire les multiples usages de l’écrit, qu’ils soient publics ou privés, où le respect des règles orthographiques s’amoindrit (Lucci et Millet, éds, 1994). Les recherches décrivant ces pratiques scripturales constatent que, depuis plus de 40 ans, l’orthographe a perdu l’importance et la rigidité qu’elle possédait depuis le milieu du XIXe siècle, que ce soit dans l’univers scolaire (Blanche-Benveniste et Chervel 1969 ; Etève, Nghiem et Philbert 2022) ou universitaire (David et Rinck 2022)… et au-delà dans tous les secteurs professionnels (Martin Lacroux 2015). De fait, l’étude de C. Martinez et B. Ranty sur les Cahiers de doléances du Grand débat initié par le président Macron en 2019 (cf. le site Orthodidacte, 2019) et plusieurs recherches plus anciennes sur des corpus d’ampleur (Dabène 1987 ; Mout 2013) révèlent que les erreurs orthographiques affectent toutes les composantes de l’orthographe, mais dans des
proportions variables et parfois inattendues. Ainsi, dans les Cahiers de doléances du Grand débat, ce qui domine ce sont les absences ou les confusions d’accents (78 % des erreurs), qu’ils soient diacritiques (etat ; education ; trés) ou étymologiques (impot). Les mêmes données montrent également des erreurs morphosyntaxiques – mais proportionnellement moins nombreuses – qui sont classiquement associées aux accords adjectivaux (73 % des erreurs d’accord en genre et nombre : de manière direct ; les bénéfices important) et, dans une moindre proportion, aux formes verbales (il les poussent), notamment sur l’homophonie-hétérographie de leurs finales en /E/ (il faut discuté ; j’aurai aimer). L’analyse argumentée de ces données mériterait d’être développée, car les corpus sont disponibles mais ne sont pas toujours exploités. Avec les corpus d’écrits publiés sur internet (mails, blogs, forums, écritures créatives et autres fanfictions), ils devraient permettre de relativiser les discours les plus alarmistes et d’écarter les doxas enracinées dans la presse comme dans les déclarations ministérielles les moins informées scientifiquement. Il nous semble dès lors nécessaire de mieux
diffuser ces connaissances du système orthographique du français, en premier lieu à partir des recherches linguistiques, en synchronie comme en diachronie, mais aussi en les ouvrant aux paradigmes sociolinguistique et psycho-cognitif. Ce sont les perspectives que ce dossier thématique entend exposer (ou ré-exposer) afin de répondre à des demandes sociale, éducative, professionnelle souvent pressantes. Ces perspectives pourront se répartir ou s’articuler autour de trois axes :
i) l’orthographe en tant qu’objet langagier étudié dans ses différentes composantes linguistiques ;
ii) l’orthographe dans ses rapports avec les pratiques sociolinguistiques et les fonctionnements psycho-cognitifs impliqués, mais aussi comme espace d’inventions graphiques ;
iii) l’orthographe dans son attachement ou sa distance avec le/s français parlé/s, mais aussi dans ses relations avec les technologies scripturales et le processus de grammatisation.
1) Au plan linguistique, nous attendons des propositions qui analysent les rapports entre des composantes présentées souvent de façon binaire, voire dichotomique, de la phonographie à la sémiographie, de la morphosyntaxe au sémantique, des catégories grammaticales aux variables énonciatives. De ce point de vue, nous pourrions à la fois montrer et discuter l’apport du plurisystème de N. Catach ([1989] 1995), dans sa genèse théorique et ses applications, mais aussi en évaluant dans une critique constructive ses cohérences et ses contradictions, ses points forts et ses angles morts… pour des alternatives ou des compléments possibles (Jaffré 1997 ; Gak 2001). Dans cette perspective, il sera important de (ré-)examiner la quadripartition entre phonographie, morphographie, idéographie et logographie. De même, on pourra (ré-)analyser la valeur, la consistance et l’étendue des unités orthographiques, en termes de graphème (Anis 1988 ; Harris 1993) ou de sémème (Hjelmslev [1948] 1968 ; Pottier 1963), mais aussi des unités plus strictement graphiques relevant des procédés de ponctuation et de typographie.
2) À un autre niveau, nous souhaitons étendre les analyses à tous les paradigmes de recherches linguistiques, et notamment à la sociolinguistique sur les pratiques orthographiques attestées, en l’occurrence dans les écrits les plus usuels ou autrement qualifiés d’« ordinaires », et qui ne s’embarrassent pas des normes qu’elles soient méconnues ou oubliées. Ces recherches nous semblent en effet essentielles car elles mettent à jour les limites et les incohérences de règles supposées immuables et définitivement inscrites dans l’écriture de notre langue. De même, nous désirons montrer en quoi les procédures psycholinguistiques, liées à des fonctions cognitives comme la mémoire de travail ou l’attention, peuvent confirmer tout autant des erreurs d’automatisation (Houdé 2017) ou de fréquence, que des dysfonctionnements individuels, et autant de perturbations orthographiques (Fayol et Jaffré 2008). Qu’elle soit d’ordre socio- ou psycholinguistique, il s’agit de comprendre l’erreur orthographique non comme un problème d’acquisition étudié en tant que tel, mais comme la non maitrise d’un système écrit lui-même imparfait, qui présente de nombreuses zones de dérégulation (Benzitoun 2021). Dans le prolongement, il sera important de montrer comment certains usages individuels ou collectifs engendrent de nouvelles formes scripturales, plus ou moins normées ou autrement construites. Nous pensons ainsi aux néographies liées aux pratiques plurigraphiques, privées ou publiques, entre autres dans les écrits déjà évoqués comme la correspondance et les échanges sur l’internet, ou plus inventives comme dans certaines créations poétiques et littéraires. Les contributions relatives à cet axe de réflexion sur l’orthographe du français vont ainsi de pair avec l’analyse des discours sur les politiques linguistiques, et sur les débats ou les « délires » qu’elles suscitent (Catach 1989 ; Sprenger-Charolles 2023).
3) Enfin, dans un troisième ensemble, nous pourrons envisager les coïncidence et distance de l’orthographe, avec le français parlé, en diachronie comme en synchronie. La dimension historique pourra ainsi être développée avec une visée épistémique sur la question de l’autonomie vs dépendance du français écrit et du français oral, et qui est toujours sous-jacente aux projets de réforme (Brunot 1905 ; Goosse 1991). D’autres questions pourront être développées comme la comparaison de différents systèmes d’écriture et/ou orthographes (Jaffré 2006) et de leur nécessaire distinction. Il sera ainsi nécessaire de montrer que les écritures perçues comme des systèmes révèlent des propriétés rarement équilibrées, qui vont des plus phonographiques (ou alphabétiques) aux plus sémiographiques (ou non-alphabétiques)… et inversement. Les orthographes, en revanche, sont comprises dans une autre historicité qui voient se confronter des décisions institutionnelles ou étatiques et des usages scripturaux inévitablement variés, hétérogènes voire contradictoires (Cerquiglini 1996). Cette historicité en croise une autre, dans laquelle se déploient des arguments plus ou moins fondés, qui oppose la transparence phonographique à la tradition étymologique ; ce qui par voie de conséquence – ou par relation de cause – privilégie la lecture par la « mise en texte » du livre (Chartier 1997), au détriment de l’aisance à produire des écrits. On pourra ainsi montrer comment l’orthographe du français a résolument évolué pour faciliter le travail cognitif du lecteur, entre autres par la désambigüisation graphique des formes homophoniques, et donc accru proportionnellement les difficultés à maitriser cette hétérographique en production écrite. Toute la logique de l’évolution du français orthographié est ainsi tendue vers moins d’efforts en lecture (Eco [1979] 1985), et donc plus d’efforts en écriture ; des efforts qui augmentent consécutivement le temps et le cout des apprentissages scripturaux et au-delà rédactionnels. Enfin, il nous semble possible d’inscrire la genèse de l’orthographe dans ses relations avec d’autres théorisations en linguistique de l’écrit : i) l’écriture comme tekhnè (ou technè), conçue comme une production matérielle dominant les contenus (de Peirce 1978 à Derrida 1967) ; ii) l’écriture comme processus de « grammatisation » (Auroux 1994) et d’institutionnalisation de la langue, via une orthographe censée assurer sa propre transmission et la diffusion des écrits qui l’utilisent.
Les propositions d’article pourront s’inscrire dans l’un ou l’autre de ces axes, ou bien en croiser plusieurs. Elles pourront également s’ouvrir à d’autres recherches qui prennent l’orthographe du
français comme objet linguistique ou problématique théorique, comme système normé ou usage dérégulé, comme pratique ordinaire ou production savante.
Calendrier
Réception des projets de soumission (une page + bibliographie) : 15 mai 2024.
Notification d’acceptation : 30 mai 2024
Réception des articles : 15 septembre 2024
Retour des évaluations : 20 octobre 2024
Réception des articles après réécriture : 20 novembre 2024.
Modalité de soumission et d’édition
Les projets d’article et l’ensemble des contributions devront être envoyés par le site de la revue :
https://linguistique-ecrit.org/pub-188266, onglet Instructions / Soumettre un article.
Références bibliographiques
Anis, J. (1988). « Une graphématique autonome ? » In N. Catach (éd.), Pour une théorie de la langue écrite (pp. 213-222). Paris : CNRS éditions.
Auroux, S. (1994). La Révolution technologique de la grammatisation. Introduction à l’histoire des sciences du langage. Liège : Pierre Mardaga.
Benzitoun, C. (2021). Qui veut la peau du français ? Paris : Le Robert, coll. « Temps de parole ».
Blanche-Benveniste, C. & Chervel, A. (1969). L’Orthographe. Paris : François Maspero, coll. « Sociologie – Textes à l’appui ».
Brunot, F. (1905). La Réforme de l’orthographe. Lettre ouverte au ministre de l’Instruction publique. Paris : Armand Colin.
Catach, N. ([1989] 1995). L’Orthographe française. Paris : Nathan (réédition Armand Colin en 2016).
Catach, N. (éd.) (1989). Les Délires de l’orthographe. Paris : Plon.
Chartier, R. (1997). « Du livre au lire ». Sociologie de la communication. Réseaux, 1(1), 271-290.
Cerquiglini, B. (1996). Le Roman de l’orthographe. Au paradis des mots avant la faute 1150-1694. Paris : Hatier.
Cini, C. (2023). « La bataille sans fin de l’orthographe, du Moyen Age à l’écriture inclusive ». Le Monde, 15 septembre 2023.
Dabène, M. (1987). L’Adulte et l’écriture. Contribution à une didactique de l’écrit en langue maternelle. Bruxelles-Paris : De Boeck & Éditions universitaires.
David, J. & Rinck, F. (2021). « Orthographier les formes verbales du français. Quelle persistance des erreurs chez les étudiants ? » Langue française, 211, 67-81
Derrida, J. (1967). De la Grammatologie. Paris : éditions de Minuit.
Eco, U. ([1979] 1985). Lector in fabula. Le rôle du lecteur. Paris : Grasset (trad. fr. de Lector in fabula, Milan : Bompiani).
Etève, Y., Nghiem, X. & Philbert, L. (2022). « Les Performances en orthographe des élèves de CM2 toujours en baisse, mais de manière moins marquée en 2021 ». Note d’information, n° 22.37. Paris : Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance.
Fayol, M. & Jaffré, J.-P. (2008). Orthographier. Paris : Presses universitaires de France, coll. « Apprendre ».
Gak, V.G. (2001). À propos du système graphique français : quelques problèmes à discuter. In C. Gruaz & R. Honvault (éds), Variations sur l’orthographe et les systèmes d’écriture. Mélanges
offerts à Nina Catach. Paris : Honoré Champion.
Goosse, A. (1991). La « nouvelle » orthographe. Paris – Louvain-la-Neuve : Duculot.
Harris, R. (1993). La Sémiologie de l’écriture. Paris : CNRS Éditions.
Houdé, O. (2017). Apprendre à résister. Paris : Le Pommier, coll. « Essais – Manifestes ».
Jaffré, J.-P. (1997). « Des écritures aux orthographes : fonctions et limites de la notion de système ». In L. Rieben, M. Fayol & C.A. Perfetti (éds), Des Orthographes et leur acquisition (pp. 19-35). Lausanne : Delachaux & Niestlé.
Jaffré, J.-P. (2006). « La langue et son système d’écriture. La mixité orthographique : le cas du japonais et du français ». In C. Galan & J. Fijalkow, Langue, lecture et école au Japon (pp. 19-41). Arles : éditons Philippe Picquier.
Lucci, V. & Millet, A. (éds) (1994). L’Orthographe de tous les jours. Enquête sur les pratiques orthographiques des Français. Paris : Champion.
Martin Lacroux, C. (2015). « La prise en compte des fautes d’orthographe dans les dossiers de candidature par les recruteurs : une étude empirique par la méthode des protocoles verbaux ».@GRH, 14(1), 73-97.
Martinez, C. & Ranty, B. (2019). L’Orthographe des Français dans le Grand Débat. Baromètre sur le niveau réel de maitrise de la langue française, <https://www.orthodidacte.com/orthodidacte/l- orthographe-des-francais-dans-le-grand-debat-national-2019/>.
Mout, T. (2013). L’Orthographe du français : usages et représentations d’adultes socio-différenciés. Approche pluridisciplinaire. Thèse de doctorat en Sciences du langage. Université de Grenoble.
Peirce, C.S. (1978). Écrits sur le signe (rassemblés, traduits et commentés par G. Delesalle). Paris : Seuil.
Pottier, B. (1963). Recherches sur l’analyse sémantique en linguistique et en traduction automatique. Université de Nancy.
Sprenger-Charolles, L. (2023). « Les délires de l’orthographe du français : analyses et propositions ». Pratiques, 199-200, < https://journals.openedition.org/pratiques/14153>.