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La revue Clio. Femmes, Genre, Histoire lance un appel à contributions pour un numéro intitulé « Parole(s) ». Les propositions doivent être envoyées avant le 1er mars 2023.
Dans ce numéro, Clio souhaite historiciser le genre de la parole en interaction dans différents espaces sociaux, des plus intimes aux plus politiques. Il ne s’agit pas tant d’interroger le genre de la langue dans son ensemble : les recherches féministes et queer ont bien identifié le langage comme objet et moyen de production, transmission et naturalisation des rapports de domination symbolique mais aussi comme lieu et outil d’action. Il ne s’agit pas non plus d’explorer le genre de la voix, mais de prendre comme objet le genre des paroles et des personnes engagées dans l’échange, en s’appuyant sur les recherches linguistiques sur le genre, le renouveau de l’historiographie de la parole, l’ethnographie des conversations et la prise en compte du plurilinguisme de fait des sociétés présentes et passées, soit l’état d’une communauté qui utilise concurremment plusieurs langues selon le type de communication.
On peut penser d’abord à la prise de parole dans des contextes religieux à travers les âges. Les historien∙nes du fait religieux et des spiritualités ont montré l’imbrication du caractère pluriel de la parole et du genre de l’autorité qui y est attaché : les mystiques, qui entendent-ils/elles ? Dieu ? ; les possédées, possèdent-elles leur propre parole ? Ou est-ce le diable qui parle ? Quelle(s) langues parlent-elles ? La glossolalie des Shakers américain∙es (capacité d’inventer et de parler une langue en état de transe), la xénoglossie dont faisaient preuve des saintes et saints au Moyen Âge et les spirites du XIXe siècle (faculté de parler une langue existante sans l’avoir apprise) : s’agit-il d’un don de Dieu, d’un message d’un être défunt aimé ou de la trace d’une action malfaisante ?
Dans d’autres contextes, la parole a pu être invoquée comme garante de vérité. En droit, au-delà de la fonction performative de certains actes de parole, elle vient valider les actes écrits au sein de procédés ritualisés, tels qu’étudiés par l’anthropologie juridique comme le serment prêté oralement de celui qui s’engage à dire la vérité, la lecture à haute voix de l’arrêt de mort sur le lieu de l’exécution, ou encore la parole vernaculaire des justiciables faisant foi au sein des procédures judiciaires écrites. Une dimension rituelle caractérise plus généralement la parole « publique », qu’elle soit prononcée en famille, dans la rue ou au sein d’une institution, individuellement ou collectivement ; elle participe en cela d’une « théâtralité » ordinaire ou professionnelle de l’échange verbal qu’incarnent, parmi d’autres, le spectacle vivant, la chaire ou encore la harangue du tribun. La semonce de l’enfant fautif par le père de famille du XVIIe siècle, le sermon du missionnaire jésuite au Paraguay auprès des Indiens guarani ou encore la leçon du professeur d’université devant des étudiants, hommes jusqu’au XXe siècle, la font apparaître comme l’apanage de l’autorité masculine, de la Vérité et de la Raison, comme celle du crieur public se fait vecteur de l’annonce officielle.
Or, la parole publique peut aussi être collective, celle du peuple, aussi bien sollicitée (acclamer le roi, applaudir le président) que redoutée et contrôlée, par les autorités. C’est dans ce contexte que les études des manifestations de rue depuis le XIXe siècle (slogans, défilés, chants) ou sur la rumeur dans les sociétés anciennes ont pu souligner la rationalité de cette parole collective insubordonnée et son importance comme vecteur d’information : les femmes, dont les interactions sociales étaient considérés comme des commérages sans portée, jouaient en réalité un rôle structurant et utilisaient leur statut minoré pour jouir de marges d’action considérables car moins prises au sérieux par les gouvernants.
La focalisation sur la parole en contexte collectif/partagé invite à s’éloigner de « la » langue, au singulier, et ce à au moins trois égards. Saisir la parole vive permet d’abord d’appréhender le langage au-delà de ses normes écrites, qui certes informent la performance orale dans les sociétés de l’écrit. En second lieu, ce choix rend attentif à la situation d’énonciation et invite à s’interroger sur le genre des personnes engagées dans l’échange et sur ce que la parole fait au genre. Enfin, et peut-être plus important encore, le fait de prendre au sérieux la parole comme un objet à part entière, ouvre justement sur « l’entre-les-langues », la pluralité des langues et des variétés, des registres des accents sociaux et régionaux, qui de fait constitue la condition commune de la plupart des sociétés ; si la formation des langues nationales depuis le XVIIIe siècle européen semble y avoir introduit de l’uniformité, c’est plutôt une manière de constituer, à travers des politiques linguistiques ou non, la pluralité des langues en régime linguistique, avec ses hiérarchies médiatiques, fonctionnelles et symboliques, mais aussi avec des hiérarchies genrées qui restent trop peu étudiées.
Écouter les paroles, écouter les locuteurs et les locutrices, c’est donc une tentative non seulement d’entendre plusieurs langues mais aussi de saisir ce qui émerge, furtivement, entre celles-ci, que ce soit dans le passé ou aujourd’hui ; donner à voir une parole ainsi conçue fait porter le regard à ce qui est discontinu, contradictoire, éphémère, instable, d’autant plus qu’elle ne nous parvient du passé que par la médiation du document écrit ou visuel.
Les propositions peuvent porter sur toutes les périodes historiques et des terrains en Europe et hors Europe. On portera une attention particulière aux situations d’énonciation (formel/informel ; intime/publique/institutionnelle ; face-à-face individuel ou échanges au sein de groupes, la parole prononcé à la tribune…), aux conditions physiques de l’énonciation (disposition dans l’espace, postures corporelles, temps de parole, etc.), au genre des locuteurs et locutrices et à celui des paroles proférées (sont-elles qualifiées ou disqualifiées par les contemporain∙es des faits comme étant masculines ou féminines?), aux médiations et interactions entre oralité et écriture, aux limites des archives, écrites pour la plupart, etc.
Les propositions d’articles inédits en anglais, français, espagnol ou italien ou de comptes-rendus sont à envoyer pour le 1er mars 2023 à :
capucine.boidin@sorbonne-nouvelle.fr
Elles devront comporter 4000 signes et présenter les sources, la problématique, les thématiques envisagées et la manière dont l’article s’insère dans l’historiographie. Elles seront accompagnées d’une bibliographie de 5 titres maximum et d’un court CV.
Avril 2023 : réponse aux auteurs et autrices sur les propositions envoyées (acceptation ou refus)
15 septembre 2023 : remise de la première version des articles (ils seront soumis à expertise interne et externe au comité de rédaction).
Février 2024 : acceptation définitive des articles après examen par les pairs
Automne 2024 : publication du numéro
Présentation des éditrices
Capucine Boidin est anthropologue, spécialiste des sociétés de langue tupi-guarani sur la longue durée (XVIe-XXIe siècle)
Ulrike Krampl est moderniste, spécialiste du plurilinguisme dans les sociétés européennes au XVIIIe s.
Chloé Tardivel est médiéviste, spécialiste des pratiques langagières dans l’Italie de la fin du Moyen Âge
The journal Clio. Women, Gender, History is calling for contributions for an issue entitled « Parole(s) ». Proposals are welcome before March 1, 2023.
This issue of Clio wishes to historicize the gender of speech in interaction with varying social spaces, from the most intimate to the most political. Our ambition is less to question the gender of language as a whole (feminist and queer research has analyzed language as both an object of power relations and the means of producing, transmitting and naturalizing symbolic domination, as well as a space and a tool for action). Instead, we would like to address the gender of speech and of the people involved in communication, without focusing on the specific dimension of the voice. We are interested in contributions that dialogue with linguistic research on gender, with the renewal of the historiography of speech, with scholarship on the ethnography of conversation. Proposals that take into account the widespread multilingualism of present and past societies are also welcome.
Religious contexts through the ages provide multiple examples of the spoken word that merit exploration. Historians of religion and spirituality have shown how speech and gender interact: whose voice do mystics hear? What language(s) do they speak? Other terrains of investigation include the glossolalia (ability to invent and speak a language in a trance state) of the American Shakers or the xenoglossia (ability to speak an existing language without having learned it) displayed by saints in the Middle Ages and the spiritualists of the nineteenth century. Were these words a gift from God, a message from a beloved departed being, or the trace of an evil action? How does gender play into these understandings?
In other contexts, the word has been invoked as a guarantee of truth. In law, beyond the performative function of certain speech acts, it validates written acts within ritualized processes. Legal anthropology has studied, for example, the oral oath to tell the truth, the reading aloud of the death warrant at the place of execution, or even the vernacular speech of litigants, which serves as proof within written legal procedures. How does attention to gender nuance our understanding of these acts? A ritual dimension characterizes more generally the « public » word, whether pronounced in the family, the street or within an institution, individually or collectively. The public word is part of the ordinary and professional « theatricality » of communication expressed, for example, in the performing arts, at the pulpit or in public forums. The public word often appears to be the prerogative of male authority, of Truth and Reason. Witness the father’s reprimand of the offending child in early modern times, the Jesuit missionary addressing his sermon to the Guarani Indians in Paraguay, or the university professor delivering a lecture to his all male students, until the late 19th century.
The public word, however, can also be collective and emanate from the people (composed of both men and women). They can be invited to speak (in order to acclaim the king or to applaud the president) and their speech can be feared and controlled by the authorities. Studies of street demonstrations since the 19th century (slogans, parades, songs) or of rumours in ancient societies have underlined the rationality of insubordinate collective speech and its importance as a vector of information. Attention to women, whose social interactions were often considered to be meaningless gossip, shows that they often played a structuring role in these collective contexts and demonstrated a range of actions that their minority status, in the eyes of authorities, allowed them to deploy.
The issue’s focus on speech in a shared context invites contributors to question the singularity of language in at least three respects. First, concentrating on the spoken word encourages approaches that understand language beyond the written norms that nonetheless structure oral performance in contexts of literacy. Secondly, it draws attention to the situation of enunciation questioning the gender of the people involved in the exchange, as well as the effect of speech on gender relations. Finally, and perhaps most importantly, taking speech as an object in its own right raises the issue of what lies “in-between” languages, i.e. the plurality of languages and the range of social and regional accents that characterize most societies. The making of national languages since the 18th century in Europe may appear to have introduced uniformity; the angle taken here highlights the plurality of languages within a linguistic regime, structured by hierarchies and differences, be they the result, or not, of linguistic policies.
Listening to words and listening to speakers is therefore an attempt not only to hear several languages but also to grasp what emerges, furtively, between them, whether in the past or today. Revealing the making of speech encourages an attention to what is discontinuous, contradictory, ephemeral, unstable, all the more so in that words mostly reach us from the past through the mediation of written or visual documents.
Calendar and process
Proposals may cover all historical periods and fields in Europe and outside Europe. The editors are particularly interested in studies that consider
- situations of enunciation (formal/informal; intimate/public/institutional; individual face-to-face or conversations within groups, official addresses by …);
- the physical conditions of enunciation (spatial arrangement, bodily postures, speaking time, etc. );
- the gender of the speakers and the gender of the words uttered (are they qualified or disqualified by the contemporaries of the events as being masculine or feminine?);
- the mediations and interactions between orality and writing;
- the limits of mostly written archives, etc.
The deadline for proposals in English, French, Spanish or Italian is March 1st, 2023.
Please send to:
capucine.boidin@sorbonne-nouvelle.fr
The proposals should be 4000 signs (ca. 500 words) and include the sources, the topic, and the argument as well as indicate the historiographical conversation in which the article is engaged; they should be accompanied by a bibliography of a maximum of 5 titles and a short c.v.
Acceptance of proposals: April 2023
First draft of the article: September 15, 2003.
Definitive acceptance of articles following peer review: February, 2024.
Publication is scheduled for autumn 2024.
Presentation of the editors
Capucine Boidin: anthropologist, specialist in Tupi-Guarani language societies
Ulrike Krampl: early modern historian, plurilinguism and European societies in in the 17th-18th century.
Chloé Tardivel: medievalist, vernaculars speaking and language practices in Late Medieval Italy