Mondes de l’« entre-deux », les marges inquiètent autant qu’elles fascinent. Ces espaces de transition, qu’ils soient pris dans leur dimension spatiale, sociale ou artistique sont en effet le lieu où s’opèrent la rupture avec la norme, le basculement vers un ailleurs dont les contours ne sont pas aisés à déterminer. Toujours relatives, les marges n’existent toutefois que dans leurs rapports vis-à-vis d’une norme, posant la question essentielle de savoir ce qui construit la normalité et conditionne les mécanismes de représentation du réel. Et parce qu’elles portent en elles le paradoxe d’appartenir à l’ordinaire et à ce qui s’en écarte, les marges dévoilent un univers polymorphe, infiniment plus complexe que le simple espace de l’« à-côté » et susceptible, pour cette raison, de refléter certaines facettes méconnues des sociétés humaines.
Dans cette optique, le Réseau des Médiévistes belges de Langue française (RMBLF) souhaite inviter les jeunes chercheur·euse·s à explorer les différentes dimensions des termes déclinés dans le titre de sa 46e Journée (marges, marginaux et marginalités), afin d’engager une réflexion commune autour de l’expérience de la norme au Moyen Âge (Ve-XVe siècle). Cet appel, ouvert à toutes disciplines (histoire, histoire de l’art, archéologie, linguistique, musicologie, littérature, etc.) et espaces confondus (Afrique et Eurasie), privilégiera les propositions s’articulant autour des trois axes de réflexion suivants.
Axe 1 – La marge et ses normes : les renversements de perspective
Dans l’étude des mondes médiévaux, l’historiographie récente tend à mettre en évidence la grande diversité des places considérées comme centrales et périphériques, la pluralité des rapports de force existant entre elles et le caractère éminemment changeant de leur hiérarchisation, qui ne cesse de se redéfinir au gré de phénomènes complexes de marginalisation et de normalisation. Lorsqu’ils s’affranchissent du cadre strict de la spatialité, les travaux sont par ailleurs nombreux à montrer que, loin d’être complètement imperméables l’une à l’autre, les notions de norme et de marge se mêlent et se confondent sans jamais se figer (individus en situation d’exclusion évoluant dans l’entourage le plus proche des milieux royaux ; gloses marginales prenant le pas sur le propos initial du texte ; décors sculptés « hors-normes » intégrés à l’ornement intérieur des édifices gothiques ; etc.). Le Moyen Âge se révèle en outre être une époque d’intenses (re)définitions dans le domaine du sacré (rejets ou appropriations de pratiques considérées comme hérétiques, faisant suite par exemple à la précision de certains dogmes), mais aussi d’expérimentations artistico-littéraires et d’hybridations linguistiques qui amènent à se demander ce qu’il reste de la « norme » quand des situations de centralité et de marginalité ne cessent de s’interpénétrer, de se multiplier et de se redéfinir. C’est pourquoi les intervenant·e·s sont invité·e·s à se pencher sur la manière dont les différentes représentations mentales, artistiques ou sociales d’un univers normé coexistent et se succèdent : où se situent en effet, dans des sociétés médiévales en perpétuelle reformulation de leurs identités et de leurs facteurs de cohérence, les points de rupture ? Dans quelles conditions s’opère le passage entre résistance et appropriation ? Comment des objets jugés marginaux ont-ils pu servir à l’établissement de nouvelles légitimités ou, au contraire, être étendus à d’autres formes de dissidence ?
Axe 2 – La figure du « marginal » dans la construction de la norme
La figure du « marginal » reste quant à elle un moyen efficace d’aborder la manière dont une société a cherché à se construire un système de « normes » et à établir des catégories d’exclu·e·s. Prise dans son sens large, la figure du « marginal » peut ici être comprise comme celle de l’individu ambivalent, inadapté ou déraciné, celui ou celle qui parce qu’il·elle « transgresse » les normes dominantes et reste tiraillé·e entre plusieurs systèmes culturels, n’est pas reconnu·e comme un·e membre de la communauté (l’étrangère, le pauvre, la criminelle, l’infirme, la prostituée, l’hybride, etc.). Source à la fois de crainte et de fascination, de compassion et de répulsion, cet « Autre » engendre dans le groupe dominant des attitudes contrastées qui mettent en lumière toute l’ambivalence d’une société face à ce qui ne s’imbrique pas dans sa hiérarchie sociale, mais dont elle ne peut pourtant pas se passer. L’existence du « marginal », parce qu’elle donne l’occasion aux acteur·rice·s du monde politique, économique ou religieux d’incarner des conceptions idéologiques et de se définir en tant que « norme », offre en outre d’infinies possibilités en termes de pratiques de pouvoir : l’hérétique pour limiter les possibilités d’interprétation des textes, le sujet révolté pour réaffirmer la légitimité d’un pouvoir « central », l’indigente pour justifier l’inégalité de la hiérarchie sociale, etc. Des interventions s’intéressant à la manière dont les différentes figures du « marginal » ont contribué à légitimer et à alimenter le discours des groupes dominants seront donc particulièrement appréciées. Cette thématique invite tout autant à réfléchir aux contextes dans lesquels se sont enclenchés les mécanismes de marginalisation, aux postures différenciées qu’ont adoptées les acteur·rice·s de la « norme » face à ce qui représentait pour eux·elles le seuil du tolérable, mais aussi à la façon dont ces marginalités se sont traduites dans l’espace (léproseries, lieux de la charité instituée, emplacements excentrés des décors architecturaux, etc.).
Axe 3 – La marge comme espace d’expression
La marge apparaît enfin comme un espace d’expression privilégié, où se rencontrent des protagonistes multiples auxquel·le·s est laissée la possibilité d’expérimenter les limites de leur univers normé. Marches territoriales, plafonds peints des demeures urbaines, marginalia des manuscrits ou traités des confins monstrueux : les lieux où se jouent les rapports avec la norme et le transgressif sont infiniment pluriels, sans pour autant être toujours délimités avec précision. Il s’agira donc ici d’explorer le panel de ces espaces interstitiels – publics, narratifs, ornementaux – et d’appréhender les différents usages qui en sont faits : espaces de jeu avec la règle et les traditions, lieux de réinvention et d’innovation, milieux d’expression politique et de revendication identitaire ? Une attention particulière pourra également être portée aux techniques et aux langages utilisés pour mettre en scène ces marginalités, ainsi qu’aux procédés d’(auto)censure qui, dans certains cas, tendent à freiner la mise à l’épreuve des schémas de pensée normatifs.
Modalités de soumission
Les propositions de communication (titre et résumé de 1500 à 2000 signes, espaces compris), assorties d’une brève présentation biobibliographique (affiliation, domaines de recherche et titres des projets en cours), sont à envoyer au format PDF pour le 2 mai 2022 aux adresses valentine.jedwab@ulb.be, nissaf.sghaier@usaintlouis.be et alize.vanbrussel@uclouvain.be.
Les intervenant·e·s seront informé·e·s des résultats de la sélection au plus tard pour le 16 mai 2022.
Modalités pratiques
La rencontre se tiendra – pour autant que la situation sanitaire le permette – du 6 au 7 octobre 2022 à l’Université Libre de Bruxelles (Campus du Solbosch – Av. Franklin Roosevelt 50, 1050 Bruxelles).
Les lunchs et pauses café des deux journées seront offerts par le Réseau des Médiévistes belges de Langue française (rmblf), ainsi qu’une partie des frais relatifs au transport et au logement des intervenant·e·s.
Comité d’organisation
Valentine Jedwab (ULB), Nissaf Sghaïer (USLB), Alizé Van Brussel (UCLouvain) et l’équipe du RMBLF.
Appel au format PDF : ici