Appel à contribution – Des sources à saisir : temporalités et usages de sources à la marge
Les sources représentent le support de toute entreprise de recherche en sciences humaines et sociales. Elles désignent l’ensemble des documents sélectionnés par le chercheur qui lui permettent de construire et étayer son discours scientifique, en tant qu’ils permettent l’émission d’hypothèses ou qu’ils apparaissent comme des preuves permettant de les confirmer ou de les réfuter[1]. Dans un souci d’objectivité et de scientificité, le chercheur croise ses sources et en questionne aussi bien le contenu que la forme, multipliant ainsi ses approches méthodologiques. Parmi ces sources, certaines semblent a priori insaisissables ou à la marge du fait de leur nature et des usages particuliers qu’elles supposent. Pourtant, les traces orales, sonores, visuelles, éphémères, rares et uniques nous proposent, pour toutes les périodes historiques, de nouvelles réflexions et interprétations des passés et de la manière dont ils nous parviennent. Ainsi, cette rencontre organisée entre les jeunes chercheurs de l’École nationale des chartes et de l’École pratique des hautes études se propose-t-elle d’interroger ces sources à saisir au prisme de leurs temporalités multiples, des moyens et des méthodes qu’elles supposent. Le caractère insaisissable de ces sources peut leur être intrinsèque – ainsi en est-il de l’éphémère ou de la source immatérielle. Mais il peut aussi être le fait des différences d’usage qu’implique l’inscription de la source dans des temporalités diverses, et notamment de la divergence des regards que portent sur elle les hommes du passé et les chercheurs. Ces usages sont historiquement situés et constituent un marqueur du rapport particulier d’une société à sa propre histoire. Il s’agit, en outre, de questionner les outils et les méthodologies auxquels ces derniers peuvent recourir pour les saisir ou, autrement dit, les définir, les collecter, les appréhender, les comprendre et les exploiter.
L’histoire se définit comme discipline scientifique au XIXe siècle en fondant sa légitimité sur l’étude de la source écrite. Ce n’est que tardivement que les sources orales sont invoquées dans le paysage historiographique états-unien, anglais, puis français au début du XXe siècle[2]. Ces sources peuvent être orales par leur nature même – lorsqu’elles sont le fruit d’enregistrements – ou, pour des périodes plus anciennes notamment, prendre la forme d’une trace écrite ou visuelle derrière laquelle l’oralité est parfois perceptible. Dans ce second cas, tout le travail de l’historien consiste à croiser des sources de types différents afin de saisir une culture orale disparue[3]. Quant aux sources issues d’enregistrement, elles demeurent longtemps l’apanage des ethnologues, sociologues, géographes et historiens de la culture populaire[4], avant d’intéresser, à partir des années 1970-80, les institutions, les administrations, les ministères ou les associations[5]. L’oralité pose néanmoins des problèmes d’objectivité, de juridiction et d’éthique, en tant qu’elle pose la question de la variabilité et de la subjectivité du témoignage (lui-même provoqué ou non) et celle des collecteurs et conditions de collecte (enregistrement, vidéo) qui dépendent de la pérennité ou de l’obsolescence des outils techniques employés (magnétophone, caméra, outils numériques et informatiques). L’ajout de l’image au son a, en outre, permis d’apporter des connaissances factuelles sur l’environnement du témoin, sur sa personnalité et sur les conditions de son témoignage et ainsi « d’affiner la “critique de sincérité” appliquée aux témoins[6] ». Ces sources orales, sonores et audio-visuelles, se doivent d’être analysées avec un certain recul critique à l’aune d’un système de référentiels[7] qui garantira une certaine « stabilité[8] » des documents de travail.
À ces sources s’ajoutent, au rang des sources à saisir, les éphémères, que John E. Pemberton définit en 1971 comme des « documents dont la production est liée à un événement particulier ou à une question d’actualité, et qui ne sont pas destinés à survivre aux circonstances de leur message[9] », et que Nicolas Petit rapproche de l’occasionnel et du « non-livre » puisqu’ils ne sont pas destinés à passer à la postérité mais bien plutôt, en tant qu’« imprimés jetables[10] », à être détruits ou recyclés[11]. Il peut s’agir de documents volants (prospectus, tracts), ou de l’ordinaire (journaux, faire-part, cartes postales, almanachs mais aussi affiches ou graffitis). Scripturaux quoique liés à l’oralité, les éphémères troublent le chercheur puisqu’ils programment par essence « [leur] propre oubli[12] ». Néanmoins, force est de constater que malgré leur évanescence, les éphémères témoignent massivement de la culture visuelle, de la vie sociale et des soulèvements populaires dans un temps et un espace donnés. Par des choix de collecte, de conservation, d’archivage et de catalogage, certains éphémères se patrimonialisent[13]. Ces fossiles d’éphémères sont issus d’une sédimentation opérée par ceux qui sont à l’origine de cette patrimonialisation (collectionneurs, archivistes…) : le message immédiat est cristallisé et les chercheurs peuvent le saisir, modifiant son horizon temporel. À l’heure du numérique, une réflexion doit également être menée sur les moyens contemporains des chercheurs pour collecter et conserver la trace de nouveaux éphémères, instantanés et dématérialisés – comme les tweets ou stories des réseaux sociaux – et qui constituent toujours une source féconde pour écrire une histoire politique et sociale.
Enfin, ces sources à saisir peuvent se définir par leur rareté, voire leur caractère unique. Ainsi, certaines sources tiennent-elles leur rareté du fait qu’elles ont été particulièrement confrontées à la destruction accidentelle ou intentionnelle. Sans pour autant trahir une mauvaise intention, c’est plutôt l’évolution du rapport des hommes à leurs documents que révèlent ces actions de destruction, dont résulte un paysage documentaire parcellaire que l’historien peine à rendre intelligible. D’où la nécessité pour le chercheur, au-delà des biais suscités par les aspects quantitatifs, de se poser la question de la raison de la conservation des sources auxquelles il s’intéresse. La source rare ou unique peut aussi l’être parce qu’elle a été conçue pour être unique dans sa forme ou pour être originale dans sa conception. Il faut alors tenter de ressaisir l’intention perdue des hommes du passé, voire de reconstruire la raison de documents parfois délaissés[14]. Ces sources peuvent par conséquent surprendre le chercheur autant qu’elles le désarment. Marginales tant par leur forme que leur contenu, elles sont parfois le fruit de découvertes fortuites[15], des rescapées de la destruction ou des accidents de conservation, et contrastent avec notre « obsession contemporaine de la conservation[16] » où tout est désormais susceptible de devenir un objet patrimonial.
En s’appuyant sur ce corpus de sources à saisir – dont la définition n’est ici volontairement pas exhaustive – et sur les problématiques temporelles et méthodologiques qu’elles soulèvent, cette journée d’étude invite les jeunes chercheurs à exposer, à partir de leurs travaux, leurs propres sources à la marge, leurs approches scientifiques et leurs utilisations des outils méthodologiques pour s’en saisir. Quels ont été les critères de définition, de sélection et de hiérarchisation de son corpus de sources ? Quelle proportion occupent les sources à la marge dans ce corpus ? Peuvent-elles se substituer complètement aux sources textuelles ou nécessitent-elles un croisement des sources ? Le jeune chercheur doit-il élaborer une nouvelle grille de lecture, un nouveau questionnaire et de nouveaux outils méthodologiques pour les définir, les collecter, les appréhender et les exploiter ? Quel rôle les sources à la marge ont-elles joué dans la problématisation de leur objet d’étude ? Ont-elles déconstruit des a priori et sont-elles à l’origine de remises en perspective de sujets de recherche ? Peuvent-elles être un objet d’étude en soi pour pallier les manques de l’histoire sociale minoritaire ? Comment les humanités numériques peuvent-elles contribuer à intégrer les sources à la marge dans l’écriture des sciences sociales ? A contrario, quel rôle peut avoir l’évolution des outils numériques pour saisir les sources à la marge et quels problèmes cela pose-t-il ?
Cette journée d’étude interdisciplinaire s’adresse à tous les jeunes chercheurs, masterants ou doctorants, issus de toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, de la littérature et des langues, sans restriction temporelle ou géographique. Elle se tiendra le 23 juin 2021 à l’École nationale des chartes. Les propositions de communication doivent comprendre un titre et un résumé (350-500 mots en anglais ou en français), une brève bio-bibliographie et des informations de contact. Elles doivent être envoyées au plus tard le 21 février 2021 à l’adresse : chroniques.chartistes @ chartes.psl.eu
Le comité d’organisation répondra aux propositions avant le 1er mars 2021. Une aide financière peut être proposée aux participants afin de couvrir les frais de voyage et d’hébergement dans la mesure du possible. La publication d’un volume des actes de la journée est prévue.
Comité d’organisation sous le comité scientifique de Christine Bénévent, professeur d’histoire du livre et de bibliographie à l’École nationale des chartes : Émilien Arnaud (ENC), Juliette Curien-Mangel (ENC), Lucence Ing (ENC, ED 472 – Centre Jean Mabillon), Mélisande Krypiec (ENC), Camille Napolitano (EPHE, ED 472, EA 7347) et Loïc Pierrot (ENC/ENS).
[1] Se référer aux actes des journées d’études Formuler l’hypothèse, établir la preuve : du travail sur les sources à l’écriture de l’histoire, organisées les 28 et 29 octobre 2020 au Campus Condorcet et à l’École nationale des chartes. [2] Descamps Florence, L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005, p. 29-147. [3] Voir notamment Waquet Françoise, Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (XVIe-XXe siècles), Paris, Albin Michel, 2003 ; Corbin Alain, Les Cloches et la terre : paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994 ; de manière plus générale, se référer au développement du mouvement des sound studies décrit dans Le Guern Philippe, « Sound studies. Sons de l’histoire et histoires du son », Revue de la BNF, 2017/2 (n°55), p. 21-29. [4] Waquet Françoise, op. cit. p. 8. [5] Songeons, notamment, au Act Up Oral History Project débuté en 2002. Voir également Descamps Florence, « Et si on ajoutait l’image au son ? Quelques éléments de réflexion sur les entretiens filmés dans le cadre d’un projet d’archives orales », La gazette des archives, n°196, 2004, p. 95-122, p. 95-96. [6]Ibid. [7] Descamps Florence, « Archives orales et histoire des organisations », Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 151 | 2020, mis en ligne le 09 juillet 2020, consulté le 09 novembre 2020. DOI : https://doi.org/10.4000/ashp.3921 [8] Waquet Françoise, op. cit., p. 27. [9] Belin Olivier et Ferran Florence, « Les éphémères, un continent à explorer », dans Belin Olivier et Ferran Florence Les éphémères, un patrimoine à construire, Fabula/Colloques, 2016 [En ligne], mis en ligne le 24 janvier 2016, consulté le 12 novembre 2020. URL : https://www.fabula.org/colloques/document3097.php [10] John Lewis, Collecting printed ephemera (1976) cité dans Ibid.[11] On sait que certains éphémères, mis au rebut, ont été utilisés pour renforcer des plats de reliures dont la restauration a permis la mise au jour. [12] Petit Nicolas, L’éphémère, l’occasionnel et le non-livre (xve-xviiie siècles), Paris, Klincksieck, 1997, p. 16. [13] Belin Olivier et Ferran Florence, « Le fonds Deloyne… », dans Belin Olivier et Ferran Florence Les éphémères, un patrimoine à construire, op. cit. [14] C’est ainsi, par exemple, que le projet interdisciplinaire POLIMA (« Pouvoirs des listes au Moyen Âge »), lancé en 2014, s’attache à étudier l’écriture médiévale des listes en tentant de caractériser des formes de classement du savoir et de contribuer à une histoire des rationalités pratiques et intellectuelles.
[15] On pense notamment aux inscriptions du menuisier Joachim Martin sous le plancher du château de Picomtal dans les Hautes-Alpes, retrouvées au début des années 2000 à l’occasion de travaux de rénovation, qui constituent pour l’historien une forme de témoignage unique de la vie quotidienne d’une société villageoise montagnarde au début de la IIIe République (Boudon Jacques-Olivier, Le plancher de Joachim. L’histoire retrouvée d’un village français, Paris, Belin, 2019).
[16] Morsel Joseph, « Ce qu’écrire veut dire au Moyen Âge… Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », Memini. Travaux et documents, Société des études médiévales du Québec, 2000, p. 4.